jeudi 12 juin 2025

Robert Milliat • Retour | Les rendez-vous du vers






Retour




Robert Milliat





Sous ses arbres rouillés la maison me regarde
Comme une bonne aïeule au retour de l’enfant,
Et sur le mur ridé dont le front se lézarde
La vigne vierge avant de mourir se défend.

Je vais franchir le seuil et fouler cette pierre,
Sur laquelle mes pas résonnèrent souvent,
En éveillant des bruits défunts... le cimetière
De mes folles terreurs quand j’avais peur du vent.

Je parcourrai les corridors pleins de mystère
Où les échos surpris reconnaîtront ma voix
Et je me griserai de cette odeur amère
Faite de parfums morts de pomme et d’eau de noix.

Mais au lieu de rentrer, je souris et je passe.
À quoi bon revenir vers ce qu’on a quitté ?
Tous les objets aimés sont à la même place
Et leur âme d’hier est dans l’éternité.

Marie Dauguet • Sous le pin musical | Les rendez-vous du vers






Sous le pin musical




Marie Dauguet





Sous le pin musical, pendant que ton troupeau
Broute la sauge humide et tendre au bord de l’eau,
Que l’agneau ramené vers sa mère qui bêle,
S’attache avidement à sa lourde mamelle,

Sieds-toi, berger. Le soir empourpre le coteau
Et suspend nos labeurs. Prends ta musette et mêle
Aux murmures du pin, dont l’ombre bleue chancelle,
À l’appel trébuchant et clair du cailleteau,

Ta chanson. Qu’elle exalte, en un mode archaïque,
La sereine beauté de l’heure bucolique
Et la douceur de vivre et la bonté des dieux,

Tandis que dans la plaine où notre œil se repose,
Descendu de son char aux fulgurants essieux,
Le soleil las s’endort sur la javelle rose.

mercredi 11 juin 2025

Joseph Rousse • La fuie du Bois-Roux | Les rendez-vous du vers






La fuie du Bois-Roux




Joseph Rousse





Par un jour pluvieux, j’errais sur des rivages
Où le vent m’apportait le parfum des œillets.
Tout à coup l’arc-en-ciel parut dans les nuages
Éclairant l’horizon de ses brillants reflets.

Il semblait couronner une tour solitaire
Dominant la presqu’île aride et sans coteaux,
Vieux colombier aux murs envahis par le lierre,
Qui sert pour diriger les marins sur les eaux.

À sa porte jadis étaient des armoiries,
Mais en vain l’antiquaire en cherche les couleurs.
Le peuple les brisa comme les seigneuries ;
Les murs épais ont seuls défié ses fureurs.

De hardis passereaux nichent dans les cellules.
Les pigeons sont partis et ne reviendront plus.
Les ravenelles d’or, les blanches campanules
Ont poussé sur le toit, dans les gazons touffus.

J’aime voir cette fuie au sommet du village,
Près d’un sombre bouquet de sapins murmurants,
Comme un phare au milieu de l’Océan sauvage,
Faisant signe aux vaisseaux d’éviter les brisants.

Ruine abandonnée, elle est utile encore,
Pareille aux grands vieillards savants et glorieux,
Dont l’esprit s’est éteint, que pourtant on honore,
Car l’éclat du Passé s’étend toujours sur eux.

mardi 10 juin 2025

Francis Clerc • À la Franche-Comté | Les rendez-vous du vers






À la Franche-Comté




Francis Clerc





J’aime tes noirs sommets, terre de ma Comté,
Tes vals profonds et verts où les ruisseaux serpentent.
Tes forêts de sapins qui gravissent les pentes,
Et tes rochers si blancs par les soleils d’été.

J’aime tes lacs d’azur fréquentés des sarcelles,
Les appels des pêcheurs cachés dans les roseaux,
Où l’automne on entend sur le calme des eaux
Passer rapidement des frémissements d’ailes.

J’aime tes vieux moulins au pavillon tremblant
Qui tournent doucement dans le fond de la gorge ;
Où l’on se plaît encor à manger du pain d’orge
Et du jambon fumé qui pend au plafond blanc.

J’aime le son lointain de toutes les clochettes
Des troupeaux bondissants épars au flanc des monts,
Et des rocs du Poupet au sommet des Larmonts
Entendre les vieux chants que les bergers répètent.

J’aime tes clochers gris juchés sur les plateaux,
Tes antiques cités qui défendent nos plaines
Depuis les temps lointains des légions romaines,
Et tes fermes qui vont s’égrenant aux coteaux.

Et je vous aime aussi, sœurs aux âmes exquises,
Qui mettez parmi nous votre fine beauté,
Et qui, dans les foyers de l’antique Comté,
Gardez l’art et l’honneur dont vous êtes éprises.

Nous aimons tes sillons comme des fils pieux,
Noble terre, joyau de notre sol de France ;
Et loin d’eux nous gardons l’invincible espérance
De reposer auprès des tombeaux des aïeux.

dimanche 8 juin 2025

Jean Rebier • Les châtaigniers | Les rendez-vous du vers






Les châtaigniers




Jean Rebier





Quand je passe, en hiver, dans la combe déserte
Où les vieux châtaigniers lèvent leurs bras noueux
Je m’arrête, pensif, devant ces bons aïeux,
Car ils ont un aspect qui glace et déconcerte.

Lépreux, tordus, troués, sous le ciel gris et froid
Ils érigent leurs troncs vêtus de moisissures,
Et perdant un sang noir par d’affreuses blessures
Ils semblent, dans la nuit, des spectres de l’Effroi.

Squelettes décharnés qu’on croirait insensibles
Ils rugissent pourtant quand le vent des hivers
Faisant craquer leurs os, fouillant leurs flancs ouverts,
Cruel et fou, s’obstine après ces tristes cibles.

Et je n’ai jamais su, passant épouvanté,
S’ils poussent, les damnés, ces clameurs frénétiques,
Et s’ils tendent leurs poings mutilés et tragiques
Pour maudire le ciel ou demander pitié.

Mais, quand viendra l’avril, sous l’écorce rugueuse
La sève coulera comme un sang généreux,
Et sur les rameaux gris, les bourgeons vigoureux
Mettront leur tache verte, éclatante et joyeuse.

Dans les branches, les nids feront leur bruit charmant,
Et les troncs torturés des châtaigniers fantômes
Redevenus vivants, s’arrondiront en dômes
Où la brise du soir chantera doucement.

Et les pelons, mûris par le soleil d’automne,
En tombant sur la mousse égrèneront encor
Leurs marrons savoureux vêtus d’ébène et d’or,
Fruits d’arrière-saison dont la splendeur étonne.

Dans les branches, les nids feront leur bruit charmant,
Et les troncs torturés des châtaigniers fantômes
Redevenus vivants, s’arrondiront en dômes
Où la brise du soir chantera doucement.

Et les pelons, mûris par le soleil d’automne,
En tombant sur la mousse égrèneront encor
Leurs marrons savoureux vêtus d’ébène et d’or,
Fruits d’arrière-saison dont la splendeur étonne.

Puis, brisé par l’ultime et magnifique effort,
Chaque tronc, laissant choir ses feuilles jaunissantes,
Plongera plus avant ses racines puissantes
Pour renaître, au printemps, plus robuste et plus fort.

Ainsi, mon Limousin, noble et fière patrie,
Tu connus l’ombre après les siècles triomphants,
Mais la sève qui rend bons et forts tes enfants
Gonfle encore ton sein, source jamais tarie !

samedi 7 juin 2025

Edmond Sautereau • Le laboureur de Beauce | Les rendez-vous du vers






Le laboureur de Beauce




Edmond Sautereau





Octobre est de retour : à peine est apparue
L’aube, que matinal, regagnant ses travaux,
Son grand fouet à la main, part avec sa charrue
Le laboureur porté par l’un de ses chevaux.

Déjà la matinée est humide et brumeuse.
Homme et chevaux couplés aspirent le brouillard,
Maigre et mouillé, dressant sa tête floconneuse,
Le chardon épineux se hérisse à l’écart.

Du courlis effrayé le dernier cri s’efface.
L’alouette en chantant rase encor les sillons.
À l’orient le ciel s’éclaire, et dans l’espace
Se dispersent au loin des gerbes de rayons :

C’est lui, c’est l’œil du jour, au-dessus du nuage,
Dont le sommet vermeil brille de rose et d’or.
Dans la terre le soc s’enfonce, et l’attelage,
Reprenant le sillon, va, vient, revient encor,

Le coutre fend le sol ; et la glèbe croulante,
Qu’avec effort soulève et retourne le fer,
Le fait luire au soleil et s’étale fumante :
On croit voir des vapeurs d’encens flotter dans l’air.

Et sur les pas de l’homme et des vaillantes bêtes
Voletant, sautillant, se pressent sans façon,
Convives emplumés, pie et bergeronnettes,
Becquetant à l’envi vers, larves à foison.

D’un agreste parfum la terre labourée
Enivre à pleins poumons le travailleur hâlé,
Des fraîcheurs de la nuit la plante saturée
Penche et fait resplendir son feuillage emperlé.

Avec chiens et pasteur au long manteau rustique
En bêlant sort du parc le troupeau de moutons,
À cette heure entouré de brume poétique ;
Il s’en va chercher l’herbe et la plante en boutons.

De la cour de la ferme avec leur petit pâtre
Lentes sortent aussi les vaches aux flancs roux :
D’un regard vigilant la maîtresse de l’âtre
Les suit jusqu’au détour du gros buisson de houx.

Autour du laboureur humble, dur et stoïque
De mâle activité tout se remplit aux champs ;
Tout forme sous le ciel comme un concert rustique,
Auquel s’unit son cœur plein de rêves touchants.

Travailleur pacifique, et que pourtant la guerre
Trouverait courageux et fort dans le combat,
S’il fallait pour les camps abandonner la terre
Et partager, un jour, la tâche du soldat,

Il se sent cher au Dieu dont la toute-puissance
Fait germer et mûrir les blés luxuriants,
Et donne au pain conquis par un labeur immense
Une saveur qui manque au pain des fainéants.

Midi, dont l’ardeur brûle et le sol et le chaume,
Embrase le zénith : tout a soif ; l’air en feu
Fait couler la sueur des chevaux et de l’homme.
L’œil cherche en vain au ciel un flocon ; tout est bleu.

La cloche du village aux lointaines volées,
Annonce au travailleur le moment du repos.
Il ramène à leur toit ses bêtes dételées,
Et la Grise lui prête encor son large dos.

Oh ! qu’ils ont bien gagné l’avoine et la provende,
Ces deux bons animaux au poitrail écumant,
Qui, prêts à tout effort que l’homme leur demande,
Labourent depuis l’aube infatigablement !

Et lui, le laboureur, de qui la gorge est sèche
Et l’estomac creusé par l’air frais du matin,
Quand de foin odorant il a rempli leur crèche,
À son tour d’apaiser et sa soif et sa faim.

Assise à ses côtés sa famille rayonne :
Sa compagne robuste et simple lui sourit,
Et ses enfants aimés lui font une couronne,
Comme à l’arbre ses fruits que le soleil mûrit.

Le repas terminé, le père fait un somme
Sur le foin. Sa moitié l’éveille doucement.
Un frais baiser d’enfant l’effleure aux tempes, comme
Le zéphyr, en juillet, rase le flot dormant.

Debout ! De retourner voici l’heure venue.
L’attelage repart et reprend ses travaux :
Dans le champ jusqu’au soir geint encor la charrue,
Et vont à plein collier tirant les bons chevaux.

Avec ses compagnons à la vaste encolure
L’homme, sans s’arrêter, marche du même pas,
De ce pas soutenu, calme et vaillante allure,
Dont va le paysan jusqu’au jour du trépas.

Enfin le soir descend, et dans la plaine blonde, 
Où la brise en été creusait des vagues d’or,
Luit la route et son rang d’ormes à tête ronde
Au loin, et du clocher le coq plus loin encor.

Les vaches font tinter leurs clochettes fêlées
Le long du chemin blanc, au bord d’herbe couvert.
Par degré le ciel prend des nuances voilées
D’améthyste, d’or pâle idéal et de vert.

L’air fraîchit ; à demain semailles et hersage.
Les poumons dilatés respirent ; la sueur
Du flanc des deux chevaux lassés du labourage
S’exhale et fait un nimbe à la blanche lueur.

Le laboureur revient, et brune au crépuscule
Sa silhouette, assise au flanc d’un des chevaux,
Sur l’horizon lointain et dont la ligne ondule
Grandit, mêlant son ombre à celle des coteaux,

Et puis tout lentement pâlit, s’éteint, s’efface.
Le croissant argenté paraît au firmament,
À son foyer joyeux l’homme a repris sa place ;
Il a rempli sa tâche, et son cœur est content.

Le travailleur sourit, plein de reconnaissance
Pour Dieu, qui lui donna tendre épouse, enfants blonds.
Il s’endort, et ce Dieu lui fait en espérance
Voir abonder aux champs de nouvelles moissons.

Charles Argentin • Les bœufs au labour | Les rendez-vous du vers






Les bœufs au labour




Charles Argentin





Hiop  !  hue  !  Avec  lenteur  ils  parcourent  le  champ. 
Appuyé  des  deux  poings  aux  mancherons,  le  torse 
Au  vent,  le  laboureur  hâte  leur  marche,  et  force 
Ses  bêtes,  car  déjà  le  ciel  flambe  au  couchant.

Et  la  brise  éparpille  un  peu  l’agreste  chant, 
Hue  !  hiop  !  Et  le  soc  rompt  du  sol  la  dure  écorce, 
Et  le  groupe  pensif  ahane,  et  plein  de  force, 
Couche  les  blocs  épais  qu’il  enlève  en  marchant.

Et  parmi  l’automnal  et  triste  crépuscule, 
Tandis  qu’à  l’occident  vermeil  l’Astre  recule, 
L’équipage  poursuit  son  auguste  travail ;

Car  grisé  par  l’odeur  de  la  terre  qu’il  hume, 
L’homme,  sur  la  charrue  inclinant  son  poitrail, 
Va,  sans  ouïr  l’appel  de  son  chaume  qui  fume.

vendredi 6 juin 2025

Marie Dauguet • La baraque | Les rendez-vous du vers






La baraque




Marie Dauguet





Ma baraque est au bord du bois,
Dans l’odeur âpre de la sève
Baignant son invisible toit,
Ma baraque est au bord du rêve.

Ma baraque luit aux beaux jours,
Comme un phare en la solitude ;
Elle est mon rempart et ma tour
Contre les vaines servitudes.

Les murs sont des blocs desséchés
Encadrant l’étroite croisée,
Les carreaux à moitié cachés
Par les fougères enlacées.

Le seuil est de granit rongé,
La porte sans pêne ni clenche,
Maison d’outlaw ou de berger,
Qu’on clôture d’un bout de branche.

Le sol rugueux, l’âtre noirci,
Que soutient un pavé difforme,
Où flambent, par les soirs transis,
Le genêt, l’épine et la corme ;

Pour couche, la peau d’un bélier
Qu’auprès du foyer tiède on traîne ;
Dans un coin, fruste mobilier,
Le banc et la huche de chêne.

Et pas un choc brutal de voix
Heurtant le silence des mousses,
Rien qu’un ruisseau fuyant sous bois
Parmi l’ombre qu’il éclabousse.

Le vol d’un geai, le cri dolent
D’un crapaud au fond d’une ornière
Ou, brusque, un lièvre détalant
De quelque sente coutumière.

Ni formules, ni mots appris
Et que débitent à la grosse
Les gens du monde aguerris ;
Ni dogmes vains, ni gaîté fausse.

Loin d’eux et loin d’elles surtout,
Loin des dupes et des coquins,
Dans ma baraque qu’il est doux
De vivre seul avec mon chien !

mercredi 4 juin 2025

Maurice Valette • La ferme | Les rendez-vous du vers






La ferme




Maurice Valette





Elle aligne, d’un seul côté de la cour nue,
Ses murs enduits de glaise et son vieux toit foncé
De tuiles, sur lequel de la mousse a poussé
Qui déguise son air sordide et l’atténue.

Aucun rosier grimpant ne pousse près du seuil
Ou n’ombrage le cadre étroit de la croisée,
Mais la marche de pierre est tellement usée
Qu’on devine combien est simple son accueil.

Sur le banc vermoulu, près de la porte ouverte,
Un angora frileux rêve, les yeux mi-clos ;
Un chien maigre, gardien fidèle de l’enclos,
Gronde et montre les crocs à la première alerte.

Dans ce même silence et ce même abandon
Le soleil, chaque jour, rampe sur la muraille :
On entend seulement caqueter la volaille
Ou vibrer le murmure obsesseur d’un bourdon.

Car des grains sont restés sur le sol plat de l’aire
Et des poules y vont gratter. Leurs becs pointus
Semblent vouloir narguer les trois pigeons pattus
Juchés au faîte étroit du pignon centenaire.

Au sommet des fagots entassés, Chantecler
Le grand coq orgueilleux de l’appel qu’il module
A l’air d’un Roi, parmi son peuple qui l’adule,
Coiffé de pourpre vive et panaché d’or clair…

Voici la herse épaisse et la charrue antique,
Le char bourbeux d’avoir roulé par les chemins,
Et puis voici, pareille aux lourds cercueils romains,
La pierre où croupit l’eau d’un abreuvoir rustique.

La mare est là, placide et verdâtre. Un canard
Ridant de son bec plat l’onde qu’il égratigne
S’y pavane et s’y mire — arrogant comme un cygne.
Dans l’arbre voisin siffle un merle goguenard.

On voit, sous l’auge en grès, par l’huis qu’on entrebâille,
Un licol vide et la litière qui s’étend ;
Mais les chevaux sont au labeur et l’on n’entend
Dans l’écurie aucun sabot froisser la paille.

Poussons la porte de l’étable : Il fait si noir
Qu’on ne distingue rien d’abord. On la croit vide,
Puis, se sentant frôlé par un grand souffle humide,
On aperçoit bientôt des formes se mouvoir.

Avec un bruit soudain de chaîne qui s’étire
Une vache aux flancs roux se lève pesamment,
Car elle croit peut-être arrivé le moment
Où, comme chaque soir, la servante la « tire ».

Le jour trop vif l’aveugle un peu. Son œil surpris
Qu’on la dérange ainsi sans motif avant l’heure
Fixe un regard très doux, pendant qu’elle demeure
À ruminer tout bas ses songes favoris.

Des veaux pensifs sont prisonniers dans d’autres stalles.
La fermière s’attarde. Ils passent sur leur dent,
D’un air goulu, leur langue rude en entendant
Claquer le bois de ses galoches sur les dalles.

Mais la fermière alerte, un seau dans chaque main,
Court vers le puits et fait grincer la grosse chaîne.
Car le Maître est dehors, au grand soleil, et peine
Et dit presque toujours quand il rentre : « J’ai faim ! »

Dressant sur les chenets les sarments qu’elle coupe,
Elle pend la marmite et ranime le feu ;
Alors, parmi la salle obscure, peu à peu,
Va monter le fumet champêtre de la soupe…

mardi 3 juin 2025

Alphonse Bourgoin • L'étang | Les rendez-vous du vers






L'étang




Alphonse Bourgoin





Couronné de roseaux et de tiges fleuries,
J’aime évoquer, parfois, un calme et clair étang
Qui sommeille, là-bas, au milieu des prairies,
Où des ombres d’oiseaux passent à chaque instant.

L’hirondelle qui joue et pourchasse des proies,
De son aile, sans cesse, effleure l’eau qui dort,
Des bandes de canards et des flottilles d’oies,
Voguent, languissamment, d’un bord à l’autre bord.

Les laveuses, dès l’aube, auprès de l’eau s’assemblent,
Et frappent, en causant, le linge, à coups nerveux,
Puis s’en vont le poser sur les branches qui tremblent,
Le long de la prairie où ruminent les bœufs.

L’hiver arrive. C’est, au sortir de la classe,
Le bruit lourd des sabots qui foulent le verglas,
Les patinages fous, vieil étang, sur ta glace,
Et les chutes, aussi, qui font rire aux éclats.

Et j’aperçois, blancheurs glissant dans l’ombre brune,
Les troupeaux. Dans la nuit, ils viennent à pas lents ;
Les bœufs entrent dans l’eau, boivent près de la lune
Dont la blancheur s’émiette au ras des mufles blancs.

Un maréchal ferrant, pour encercler ses roues,
Avec ses ouvriers, descend parfois du bourg.
Soufflant, suant, criant, d’une voix qui s’enroue,
Il peine avec les siens, longtemps après le jour.

Un gros feu de fagots flambe près de l’eau sombre
Où l’on a mis rougir plusieurs cercles de fer,
Et les hommes, autour, s’agitent, et leurs ombres,
Évoquent des démons échappés de l’enfer.

J’évoque tout cela. J’entends, soudain, les plaintes
Que le vent, dans les pins, siffle près de tes eaux,
Avec les mille bruits qui m’inspiraient des craintes,
Le soir, dans les grelots frêles de tes roseaux.

Je revois — certains jours — tes écluses ouvertes,
Les pêcheurs, dans ton lit de vase, s’engageant,
Cependant que, plus bas, le long des tiges vertes,
Glissent les fins brochets et les carpes d’argent.

À l’aube, en plein midi, sous les nuits étoilées,
De tes eaux je connais tous les aspects charmeurs,
Je sais où me pencher sur les herbes foulées,
Pour joindre un nénuphar à ma gerbe de fleurs.

Et te voici tranquille, au fond de ta vallée,
Toi qui fus le témoin de mes jeux, si longtemps.
Que de fois mon enfance en toi s’est contemplée !
Es-tu toujours le même, à mes yeux, vieil étang ?

Les anciens souvenirs que ton onde encor garde,
Vais-je, penché sur toi, maintenant les revoir ?
Ce n’est plus la même âme, hélas ! qui vous regarde,
Nuages qui passez en son tremblant miroir !

Qu’importe, sur ton bord, c’est toute ma jeunesse
Que je trouve, c’est tout mon passé triomphant,
Et la brise, ce soir, où je sens ta caresse,
A la même douceur que sur mon front d’enfant !...

dimanche 1 juin 2025

Emmanuel Vitte : bressan avant toute chose


Mon premier émoi de poésie agreste fut avec le poème Vœu stérile. Dans cet écrit, Emmanuel Vitte évoque, comme bien des poètes attachés au pays natal l’ont fait avant et après lui, la tentation d’un retour, contrarié par le cours des choses. D’un point de vue puriste, l’on peut songer qu’il eût été plus approprié que mes contacts avec ce genre de poésie prissent leur commencement par les meilleures traductions des écrits de Virgile, Théocrite ou Hésiode,  mais si nombre d’excellents poètes du terroir se sont vus ombragés par des noms célèbres, il est fort à parier — et Platon (si ma souvenance est exacte), de son temps, avait décortiqué combien déjà l’entregent et la proximité avec les décideurs étaient cruciaux pour la renommée (il devait se trouver en situation idéale pour ce faire…) — que derrière ces trois grecs célèbres, d’autres poètes agrestes ont dû exister sans que l’on ne retint trop leurs noms.


Dans le même temps, ce Vitte qui me mit le pied l’étrier rustique, par son seul statut de poète méconnu renforce la tendresse que je peux ressentir à ma première lecture, ou plutôt à mon premier enregistrement audio, de Vœu stérile.


Son ouvrage intitulé Les voix profondes m’enchanta de prime abord, enchantement de jeunesse dirons-nous, car j’y revins une deuxième fois avec ennui, puis finalement un équilibre vint m’habiter et me faire porter sur cet ouvrage un jugement plus juste autant que clair.

Les pourfendeurs de routine, les lassés faciles, ne trouveront chez Emmanuel Vitte que choses lues et relues. Les autres, de la pureté.


Comme Henri Pauthier, Emmanuel Vitte mit sa poésie à la périphérie de sa vie professionnelle, familiale, et religieuse. Ses poèmes furent issus de rares moments où évasion et repos se rencontraient.



Seul portrait connu d'Emmanuel Vitte


Intituler de ma part cet article : « Emmanuel Vitte : bressan avant toute chose » semble à première vue une chose dont l’on pourrait discuter, tant il eût semblé de prime abord préférable d’opter pour un titre de cet acabit : « Emmanuel Vitte : poète catholique avant tout ». Mais sa poésie du terroir dégageant une telle supériorité sur ses autres thèmes de prédilection, il m’a toujours semblé que Vitte était d’abord bressan, et que ce terroir qu’il chérissait, ne serait-ce que sous forme de souvenirs d’enfance, ne pouvait qu’être le solide socle de sa vie spirituelle, familiale et entrepreneuriale.


Emmanuel Vitte, né Pierre Emmanuel Vitte, naquit à Cormoz, en pleine Bresse, en 1849, dans la maison photographiée ci-dessous par Google.




Une santé fragile l’éloigna des beautés et profondeurs de sa Bresse. Il partit à Lyon, et après avoir été quelque temps libraire, fonda Librairie Catholique Emmanuel Vitte, entreprise d’édition, librairie et imprimerie catholique d’importance considérable.

En 2013, l’arrière petit-fils d’Emmanuel Vitte, Marc Rochet, publia une étude fondamentale sur La maison Vitte, j’y renvois le lecteur.


Deux ouvrages principaux sont les fruits de la pensée poétique d’Emmanuel Vitte, publiés à l’automne de sa vie : L’heure du rêve, en 1911, et Les voix profondes, en 1917

Dans une note manuscrite extraite des archives familiales par Marc Rochet, le poète et éditeur bressan se décrit en ces termes :


« De mon humble personnalité, il y a peu de chose à dire. J’appartiens à une vieille famille de la Haute-Bresse, qui compte parmi ses ascendant un conseiller au Parlement de Bourgogne, anobli en 1710 (détail inutile à rappeler). Après  d’assez  pauvres  études,  écourtées  par  le  mauvais  état  de  ma  santé,  au Petit  Séminaire  de  Meximieux  (Ain)  et  un  séjour  de  deux années  chez  mes parents,  propriétaires  terriens  trop  peu  cossus  pour  pouvoir  assurer,  sur  place, une position sortable à leur cinq enfants, je dus venir chercher fortune à Lyon, où je débutai dans le commerce de la librairie, puis je fondai la librairie qui porte mon nom et qui dévore tout mon temps, au point de ne me laisser que de très courts  loisirs,  que  je  consacre  volontiers  à  la  poésie.  C’est  sans  doute  à  mon contact  journalier  avec  les  livres  qu’il  faut  attribuer  mon  goût très  vif  pour  la littérature, que de très nombreuses lectures ont fortifié et mûri. De même, de mes origines terriennes et du spectacle des travaux champêtres, au temps de mon enfance et de ma première adolescence, j’ai conservé cet amour de la vie des champs qui transparaît dans beaucoup de mes poésies et ne demande qu’à s’épancher sous ma plume. »


Vœu stérile personnifie donc cet amour de la vie des champs, et contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, le poème ne prends jamais de tournure négative (chose bienvenue tant nombre de poètes dans l’histoire se sont complus jusqu’à la nausée dans la plainte et le pessimisme) ; seul son titre évoque un regret. Dans tout le poème, Emmanuel Vitte semble parcourir sa mémoire, se remettant en tête tout ce qui rythme la vie des rustiques, dans l’hypothèse, le vœu stérile, qu’il la revive lui-même.

N’adoptant pas la strophe au nombre fixe de vers, Vitte semble jetait sur le papier chacun des émois qui l’habitent avec une grande pureté d’évocation.

Ces deux strophes centrales, notamment, poussent à un haut niveau l’idée que l’on peut se faire de l’intimité rustique qui peut subsister chez un exilé :


L’hiver, lorsque la terre a son manteau de neige,
Ou que le sol hargneux, aussi dur que le roc,
Se rebelle et résiste à l’outil qui l’assiège,
Au point que la charrue y briserait son soc,
Les hommes de chez nous vont les mains dans les poches,
Presque honteux de voir leurs bras inoccupés,
Et pendre aux râteliers bêches, sarcloirs et pioches. 
C’est alors que j’aurais plaisir à voir groupés,
Autour de mon foyer, les anciens du village,
Mes amis d’aujourd’hui, mes amis d’autrefois.
Le patois fruste et dru serait notre langage,
On causerait des champs, des hivers, qui, parfois,
Brûlent l’herbe des blés et mettent en péril
Les moissons, des printemps, souvent plus redoutables
Encor que les hivers, lorsqu’un méchant grésil
S’abat subitement sur les bourgeons instables
De la vigne et sur les jeunes fleurs du verger.


Le poème, après avoir fait entrer le lecteur dans une évocation du terroir des plus véraces, se conclut — naturellement pour Emmanuel Vitte — par un besoin de terminaison toute spirituelle et sage :


J’aurais aussi devant les yeux ta face pâle,
O Christ, tes mains, tes pieds cloués, ton cœur ouvert,
Et,sans doute, le bruit de mes pas sur la dalle
Troublerait seul l’écho de ton temple désert.
Car on t’oublie, ô Christ, aux champs comme à la ville,
Un silence ingrat règne autour de tes autels,
Et nous vivons, penchés sur quelque tâche vile
Qui dérobe à nos yeux nos destins immortels.


Un autre des poèmes d’Emmanuel Vitte qu’il me plut jadis d’apprendre par cœur et déclamer avec une grande alacrité est le poème Sous bois. Pour qui a une culture poétique classique ou a écumé la multitude de poèmes sylvestres que pléthore d’écrivains ont avec variété écrit, parfois avec talent, et souvent avec le don de lasser le lecteur tant les descriptions boisées peuvent se ressembler, Sous bois ne saurait peut-être pas révéler de grandes surprises.

J’avoue ne pas savoir objectivement la valeur de ce poème, tant il revêt un émoi particulier à mes sens.

C’est vrai, à le lire, peut-être n’a-t-il rien d’exceptionnel, et sans doute qu’un Léon Duvauchel, né un an avant Emmanuel Vitte, aura suffisamment satisfait tout lecteur à court de chlorophylle par ses évocations forestières puisées entre Compiègne et Saint-Jean-aux-Bois.

Pourtant, la simple coulée de ce poème m’a toujours semblé impeccable ou quasi. Rarement un poème aussi simple qu’un poème purement sylvestre, n’ayant en somme qu’un but visant représentation et évocation, ne m’a paru avoir des strophes s’accordant avec autant évidence. L’auteur ne craint pas la simplicité, et si celle-ci a, dans quelques uns de ses poèmes, ceux les plus religieux, pu parfois lassé en tournant au simplisme, lorsque forêts ou champs sont évoqués, la simplicité de la littérature de Vitte garde toute sa noblesse.

Les antépénultième et la pénultième strophes du poème Sous bois, à mon sens, le montrent bien :


Comme nous, tu connais les printemps pleins de roses,
Et les étés vermeils et les mornes hivers,
Et les automnes lents dont les métamorphoses
Sèment tant de splendeurs sur tes larges couverts.

Mais plus heureux que nous, tes hôtes séculaires
Sentent leur force croître aux nouvelles saisons,
Et chaque été, malgré l’orage et ses colères,
Les voit se profiler plus haut sur l’horizon.


Ces deux poèmes sont issus de l’ouvrage Les voix profondes ; et si l’ouvrage précédent, L’heure du rêve, contient trop de ces poèmes centrés sur la foi écrit de manière un peu trop élémentaire, Les voix profondes ne lui est pas supérieur malgré cela. L’on ressent beaucoup d’inégalité dans ses poèmes, comme si le temps manquant à Vitte pour qu’il se mît très sérieusement à l’écriture poétique se ressentait. Il n’y a dans sa poésie, que j’estime beaucoup, malheureusement jamais ce sentiment d’excellence continue qui s’intensifie à chaque page, sentiment que j’ai eu le vif agrément de spécifiquement connaître en tournant les pages des livres de poésie d’Édouard Michaud, de Marie Dauguet, d’Auguste Gaud, et d’autres, ou même d’un auteur pas encor présent sur Les rendez-vous du vers, l’excellent poète berrichon Jacques Martel.


Parmi l’ouvrage Les voix profondes, les meilleurs poèmes que je retiendrais, outre les deux cités précédemment, sont In Votis, sorte de Vœu stérile réduit au sonnet ; Pour des auteurs incompris, poème dans lequel s’exprime un regret que les auteurs oubliés le restent ; Pensée d’automne (première partie), qui malgré la foison de poèmes automnaux écrits dans l’histoire, là aussi triomphe par sa sincérité ; Vingt ans après, poème qui « gonfle » au fil des strophes, s’intensifie, disant de mieux en mieux les bonheurs subtils de l'union de celle et celui qui vieillissent ensemble.


Dans L’heure du rêve, les poèmes Les bœufs, Le gros chêne, et Les plus heureux sont les écrits qui me semblent sortir évidemment du lot ; et la strophe terminale autant que conclusive de ce dernier poème qui raconte l’heureuse vie des cochons de ferme, est peut-être celle que l’on peut d’instinct retenir pour résumer la personnalité d’Emmanuel Vitte, poète, chef de famille, catholique, entrepreneur, et... bressan avant toute chose :


Cochons, votre philosophie
N’est bonne que pour l’animal,
Mais combien d’hommes dans leur vie
N’ont pas un plus haut idéal ?





L’on ne connaît qu’environ cent-cinquante poèmes écrits par Emmanuel Vitte, c’est dire si les moments de repos à l’écart de sa vie professionnelle chargée dussent être aussi chers que rares.

Ses ouvrages de poésies ayant été publiés à la fin de sa vie, l’on ne saura pas quels furent ses premiers essais poétiques, ses premiers balbutiements de versification.


De son mariage avec Emma Greffe, Emmanuel Vitte aura six enfants, dont un, Joseph, mourra à la guerre, et en mémoire duquel Emmanuel Vitte écrira deux poèmes, dans une justification du sacrifice pour la patrie bien peu compréhensible, voir gênante, de nos jours. Autre enfant, Jeanne Vitte, sa fille, publiera à l’automne de sa vie des poèmes, dont certains agrestes, difficilement trouvables aujourd’hui.


En conclusion, encore une fois, la tendresse que j’ai pour la poésie d’Emmanuel Vitte procède probablement d’une certaine subjectivité, c’est sans doute le ressenti que l’on a par rapport aux premiers émois, en l’occurrence pour moi, l’émoi agreste, quand avant l’éclosion de celui-ci, toute poésie passée par l’urbanité m’avait laissé tout à fait indifférent.



Aurélien Ridon du Mont aux Aigles,
Le 1er juin 2025.