mercredi 30 avril 2025

Henri Pauthier • Matin de moisson | Les rendez-vous du vers






Matin de moisson




Henri Pauthier





Le long des fraîches sapinières,
Par le chemin creux, plein d’ornières,
Où l’eau rit au reflet vermeil,
Voici Jeanne la moissonneuse
Qui s’achemine, paresseuse,
Toute rose encor de sommeil.

Et les matinales rosées
Aux gouttelettes irisées
Emperlent sa jupe à l’ourlet ;
Ses yeux en haut dans la ramure
Guettent la noisette pas mûre
Au noyau blanc comme du lait.

Au loin à travers la feuillée
Brille la plaine ensoleillée
Et là-bas le grand champ carré
Où dès l’aube loin du village,
Les gars de la ferme à l’ouvrage,
S’en vont fauchant large et serré.

Au cœur du grand blé qui pétille
Ils lancent la faux qui scintille
Ainsi qu’un blanc croissant d’émail ;
Et sous le tranchant qui la touche
La moisson lentement se couche
Et se replie en éventail ;

Jeannette accourt, longeant la raie
Du champ, et les épis en haie
Frôlent les pointes de ses seins ;
Déjà la voici toute prête,
Le mouchoir noué sur la tête
Le tablier autour des reins.

Vite en gerbes elle amoncelle
La javelle d’or qui ruisselle
De rosée et de soleil clair ;
Et le blé mûr craque et se ploie,
En frissonnant comme la soie
Contre le marbre de sa chair ;

Et la poussière qui s’envole
Des épis, où jusqu’à l’épaule
Elle baigne ses bras nerveux,
Sème un blond duvet sur sa joue,
Sur sa gorge nue, et secoue
Des étoiles dans ses cheveux.

Parfois, quand sur les moissons blondes
Le vent laisse courir ses ondes
Légères comme un vol d’oiseaux,
La belle un moment se délasse,
Et rafraîchit dans l’air qui passe
Sa chair qui se fond jusqu’aux os.

Les poings aux hanches, elle rêve
Tandis que la brise soulève
Les ailes de son tablier ;
Et non loin, quelque gars superbe
La contemple, assis sur la gerbe
Que ses bras viennent de lier.

Auguste Gaud • La vache à l'abattoir | Les rendez-vous du vers






La vache à l’abattoir




Auguste Gaud





La vache des Brichet, hier, s’est écornée,
C’était leur gagne-pain ; tout le long de l’année,
Ils vivaient du produit de son lait ; chaque jour,
La femme le portait dès l’aube aux gens du bourg…

Et, les deux pauvres vieux, songent à leur misère,
L’un dit : il vaudrait mieux ramer une galère,
Ou bien, pourrir, là-bas à l’ombre des cyprès,
Que de continuer à vivre, désormais !...

Qui donc nous donnera une aussi bonne bête,
Reprend l’autre, à quitter l’étable toujours prête,
Pour nous suivre, au printemps, tout le long des talus,
Ou dans le vallon sous les saules chevelus,

Au bord du clair ruisseau, qui court dans les prairies,
Parmi les boutons d’or et les herbes fleuries ?...
Pauvre bête ! qu’il nous faudra vendre au boucher,
Et qu’on ne pourra plus, désormais, approcher !...

Ainsi, Suzon Brichet pleurniche et se lamente,
Tandis que le vieux Jean, à la tête branlante,
Assis près du foyer, sent frissonner son corps...
Or, on entend soudain, une voix au dehors,

C’est déjà le boucher qui vient chercher la vache.
De l’étable il la sort, et par le cou l’attache,
En l’entraînant, brutal, près de son char-à-bancs ;
Les deux vieux sont sortis aphones et tremblants,

La pauvre bête est là, qui tressaille et qui meugle,
On la voit trébucher, ainsi qu’un vieil aveugle.
Elle tourne vers eux, ses suppliants regards
Et s’éloigne, tandis que mornes et hagards,

Ils maudissent le sort de leur malheur, complice
Et songent en pleurant à la bonne nourrice,
Que l’on ne verra plus, dans les ombreux chemins,
Où naguère, en beuglant, elle léchait leurs mains.

mercredi 23 avril 2025

Édouard Michaud • Matutinale | Les rendez-vous du vers






Matutinale




Édouard Michaud





Il n’est pas jour encor, mais une clarté vibre
Pâle et divine aussi le long des choses, l’or
Avec la pourpre au fond des clairs espaces dort *
Et le soleil n’est pas des frais horizons libre.

La cité qui mugit comme un monstre, à midi,
Sommeille, et des toits pleut une ombre douce — et l’âme,
La sachant l’âpre scène où geint l’éternel drame,
Fait qu’un doute angoissant monte à l’œil interdit.

Comment ! l’on souffre ici ? l’on y pleure ?... on y rêve ?
Après la lutte, après les larmes, c’est la trève
Et nul ne se souvient du jour qu’il a vécu.

La fée Illusion à consoler halette. **
Tel riche ankylosé croit qu’il renaît athlète
Et tel gueux croit qu’il palpe une rondeur d’écu.


-


* Vers initial erroné : Et la pourpre au fond des clairs espaces dort ; modifié par moi-même pour seoir à la bonne métrique.

** Graphie correcte : Halète ; laissé tel quel.

samedi 12 avril 2025

Jean-Baptiste Tricard • Le granger | Les rendez-vous du vers






Le granger




Jean-Baptiste Tricard





Avant que des poulets s’écartent dans la cour,
Qu’en planant les moineaux, des rideaux de verdure, 
Descendent auprès d’eux chercher leur nourriture,
De ses bœufs, le granger a déjà fait le tour.

Sous son large chapeau, il s’en va chaque jour,
De l’étable à la grange, à l’immense toiture,
Tend la litière aux bœufs, leur donne la pâture,
Les mène à l’abreuvoir, les brosse à leur retour.

Et quand les grands bœufs roux sortent de leurs étables,
La vapeur aux naseaux, de fatigue indomptables,
Se suivant à la file, ils font si beau décor.

Qu’en les voyant passer au travers des villages,
Se rendant à pas lents, dans les divers pacages,
On dit du Limousin, voici la chaîne d’or.

Georges Quiquemelle • Le vieux moulin | Les rendez-vous du vers






Le vieux moulin




Georges Quiquemelle





Vous verrez, en passant, un antique moulin
Tout au fond du vallon, au bord de l’eau qui glisse,
L’enduit, noir et cassé, de la tuile est complice
Pour affirmer sa plainte et dire son déclin ;
Au gré des nénuphars, pleurant à sa manière,
Le barrage, troué, n’arrête plus les flots,
Le grenier est désert et les volets sont clos,
Le vieux moulin d’antan a perdu sa meunière.

Dans le sombre décor de cet isolement
La grande roue étend sa splendeur offensée,
La robuste charpente à la pierre adossée
N’a plus sa majesté ni son fier mouvement ;
Pour mieux accélérer leur œuvre meurtrière,
Jusque dans ses augets les ronces ont poussé,
Car, avec l’ornement d’un triomphe passé,
Le vieux moulin d’antan a perdu sa meunière.

La plaine y descendait les trésors de son grain ;
Quand le compte dernier des moissons terminées
Avait donné l’appoint, des fécondes années,
Le bonheur s’affirmait en maître souverain ;
Mais le lourd chariot ne trace plus d’ornière
Au chemin incliné sur le flanc du coteau,
Plus de jeune fermier en casquette ou chapeau,
Le vieux moulin d’antan a perdu sa meunière.

Au sommet des halliers touffus des alentours
Éclataient les refrains de mainte vocalise,
Des famines d’hiver, méprisant l’analyse,
Les gosiers égrillards résonnaient tous les jours,
Lorsque las d’explorer la place familière,
Où l’aisance d’alors laissait le grain tombé,
Les chantres des buissons, un soir, ont succombé,
Quand le moulin d’antan eut perdu sa meunière.

L’immense table était mise pour le passant,
Aux midis, que soudain l’angélus illumine,
Le mendiant savait y trouver bonne mine
Avec l’attraction d’un mets appétissant ;
Mais en vain, à présent, il suivait la rivière,
Pour frapper à la porte attendant à dessein
Que la cloche s’ébranle au village voisin,
Le vieux moulin d’antan a perdu sa meunière.

Où sont les temps lointains de la prospérité,
Quand les meules laissaient échapper, fine et blanche,
La farine tombant en discrète avalanche ?
De ces jours de soleil nul rayon n’est resté ;
Mais dans ce souvenir d’hôtesse hospitalière,
Pour encore nourrir le monde et les oiseaux
Et pour faire rêver fermiers et damoiseaux,
Le vieux moulin d’antan regrette sa meunière !