samedi 7 juin 2025
Charles Argentin • Les bœufs au labour | Les rendez-vous du vers
vendredi 6 juin 2025
Marie Dauguet • La baraque | Les rendez-vous du vers
mercredi 4 juin 2025
Maurice Valette • La ferme | Les rendez-vous du vers
mardi 3 juin 2025
Alphonse Bourgoin • L'étang | Les rendez-vous du vers
dimanche 1 juin 2025
Emmanuel Vitte : bressan avant toute chose
Mon premier émoi de poésie agreste fut avec le poème Vœu stérile. Dans cet écrit, Emmanuel Vitte évoque, comme bien des poètes attachés au pays natal l’ont fait avant et après lui, la tentation d’un retour, contrarié par le cours des choses. D’un point de vue puriste, l’on peut songer qu’il eût été plus approprié que mes contacts avec ce genre de poésie prissent leur commencement par les meilleures traductions des écrits de Virgile, Théocrite ou Hésiode, mais si nombre d’excellents poètes du terroir se sont vus ombragés par des noms célèbres, il est fort à parier — et Platon (si ma souvenance est exacte), de son temps, avait décortiqué combien déjà l’entregent et la proximité avec les décideurs étaient cruciaux pour la renommée (il devait se trouver en situation idéale pour ce faire…) — que derrière ces trois grecs célèbres, d’autres poètes agrestes ont dû exister sans que l’on ne retint trop leurs noms.
Dans le même temps, ce Vitte qui me mit le pied l’étrier rustique, par son seul statut de poète méconnu renforce la tendresse que je peux ressentir à ma première lecture, ou plutôt à mon premier enregistrement audio, de Vœu stérile.
Son ouvrage intitulé Les voix profondes m’enchanta de prime abord, enchantement de jeunesse dirons-nous, car j’y revins une deuxième fois avec ennui, puis finalement un équilibre vint m’habiter et me faire porter sur cet ouvrage un jugement plus juste autant que clair.
Les pourfendeurs de routine, les lassés faciles, ne trouveront chez Emmanuel Vitte que choses lues et relues. Les autres, de la pureté.
Comme Henri Pauthier, Emmanuel Vitte mit sa poésie à la périphérie de sa vie professionnelle, familiale, et religieuse. Ses poèmes furent issus de rares moments où évasion et repos se rencontraient.
Intituler de ma part cet article : « Emmanuel Vitte : bressan avant toute chose » semble à première vue une chose dont l’on pourrait discuter, tant il eût semblé de prime abord préférable d’opter pour un titre de cet acabit : « Emmanuel Vitte : poète catholique avant tout ». Mais sa poésie du terroir dégageant une telle supériorité sur ses autres thèmes de prédilection, il m’a toujours semblé que Vitte était d’abord bressan, et que ce terroir qu’il chérissait, ne serait-ce que sous forme de souvenirs d’enfance, ne pouvait qu’être le solide socle de sa vie spirituelle, familiale et entrepreneuriale.
Emmanuel Vitte, né Pierre Emmanuel Vitte, naquit à Cormoz, en pleine Bresse, en 1849, dans la maison photographiée ci-dessous par Google.
Une santé fragile l’éloigna des beautés et profondeurs de sa Bresse. Il partit à Lyon, et après avoir été quelque temps libraire, fonda Librairie Catholique Emmanuel Vitte, entreprise d’édition, librairie et imprimerie catholique d’importance considérable.
En 2013, l’arrière petit-fils d’Emmanuel Vitte, Marc Rochet, publia une étude fondamentale sur La maison Vitte, j’y renvois le lecteur.
Deux ouvrages principaux sont les fruits de la pensée poétique d’Emmanuel Vitte, publiés à l’automne de sa vie : L’heure du rêve, en 1911, et Les voix profondes, en 1917
Dans une note manuscrite extraite des archives familiales par Marc Rochet, le poète et éditeur bressan se décrit en ces termes :
« De mon humble personnalité, il y a peu de chose à dire. J’appartiens à une vieille famille de la Haute-Bresse, qui compte parmi ses ascendant un conseiller au Parlement de Bourgogne, anobli en 1710 (détail inutile à rappeler). Après d’assez pauvres études, écourtées par le mauvais état de ma santé, au Petit Séminaire de Meximieux (Ain) et un séjour de deux années chez mes parents, propriétaires terriens trop peu cossus pour pouvoir assurer, sur place, une position sortable à leur cinq enfants, je dus venir chercher fortune à Lyon, où je débutai dans le commerce de la librairie, puis je fondai la librairie qui porte mon nom et qui dévore tout mon temps, au point de ne me laisser que de très courts loisirs, que je consacre volontiers à la poésie. C’est sans doute à mon contact journalier avec les livres qu’il faut attribuer mon goût très vif pour la littérature, que de très nombreuses lectures ont fortifié et mûri. De même, de mes origines terriennes et du spectacle des travaux champêtres, au temps de mon enfance et de ma première adolescence, j’ai conservé cet amour de la vie des champs qui transparaît dans beaucoup de mes poésies et ne demande qu’à s’épancher sous ma plume. »
Vœu stérile personnifie donc cet amour de la vie des champs, et contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, le poème ne prends jamais de tournure négative (chose bienvenue tant nombre de poètes dans l’histoire se sont complus jusqu’à la nausée dans la plainte et le pessimisme) ; seul son titre évoque un regret. Dans tout le poème, Emmanuel Vitte semble parcourir sa mémoire, se remettant en tête tout ce qui rythme la vie des rustiques, dans l’hypothèse, le vœu stérile, qu’il la revive lui-même.
N’adoptant pas la strophe au nombre fixe de vers, Vitte semble jetait sur le papier chacun des émois qui l’habitent avec une grande pureté d’évocation.
Ces deux strophes centrales, notamment, poussent à un haut niveau l’idée que l’on peut se faire de l’intimité rustique qui peut subsister chez un exilé :
L’hiver, lorsque la terre a son manteau de neige,Ou que le sol hargneux, aussi dur que le roc,Se rebelle et résiste à l’outil qui l’assiège,Au point que la charrue y briserait son soc,Les hommes de chez nous vont les mains dans les poches,Presque honteux de voir leurs bras inoccupés,Et pendre aux râteliers bêches, sarcloirs et pioches.
C’est alors que j’aurais plaisir à voir groupés,Autour de mon foyer, les anciens du village,Mes amis d’aujourd’hui, mes amis d’autrefois.Le patois fruste et dru serait notre langage,On causerait des champs, des hivers, qui, parfois,Brûlent l’herbe des blés et mettent en périlLes moissons, des printemps, souvent plus redoutablesEncor que les hivers, lorsqu’un méchant grésilS’abat subitement sur les bourgeons instablesDe la vigne et sur les jeunes fleurs du verger.
Le poème, après avoir fait entrer le lecteur dans une évocation du terroir des plus véraces, se conclut — naturellement pour Emmanuel Vitte — par un besoin de terminaison toute spirituelle et sage :
J’aurais aussi devant les yeux ta face pâle,O Christ, tes mains, tes pieds cloués, ton cœur ouvert,Et,sans doute, le bruit de mes pas sur la dalleTroublerait seul l’écho de ton temple désert.Car on t’oublie, ô Christ, aux champs comme à la ville,Un silence ingrat règne autour de tes autels,Et nous vivons, penchés sur quelque tâche vileQui dérobe à nos yeux nos destins immortels.
Un autre des poèmes d’Emmanuel Vitte qu’il me plut jadis d’apprendre par cœur et déclamer avec une grande alacrité est le poème Sous bois. Pour qui a une culture poétique classique ou a écumé la multitude de poèmes sylvestres que pléthore d’écrivains ont avec variété écrit, parfois avec talent, et souvent avec le don de lasser le lecteur tant les descriptions boisées peuvent se ressembler, Sous bois ne saurait peut-être pas révéler de grandes surprises.
J’avoue ne pas savoir objectivement la valeur de ce poème, tant il revêt un émoi particulier à mes sens.
C’est vrai, à le lire, peut-être n’a-t-il rien d’exceptionnel, et sans doute qu’un Léon Duvauchel, né un an avant Emmanuel Vitte, aura suffisamment satisfait tout lecteur à court de chlorophylle par ses évocations forestières puisées entre Compiègne et Saint-Jean-aux-Bois.
Pourtant, la simple coulée de ce poème m’a toujours semblé impeccable ou quasi. Rarement un poème aussi simple qu’un poème purement sylvestre, n’ayant en somme qu’un but visant représentation et évocation, ne m’a paru avoir des strophes s’accordant avec autant évidence. L’auteur ne craint pas la simplicité, et si celle-ci a, dans quelques uns de ses poèmes, ceux les plus religieux, pu parfois lassé en tournant au simplisme, lorsque forêts ou champs sont évoqués, la simplicité de la littérature de Vitte garde toute sa noblesse.
Les antépénultième et la pénultième strophes du poème Sous bois, à mon sens, le montrent bien :
Comme nous, tu connais les printemps pleins de roses,Et les étés vermeils et les mornes hivers,Et les automnes lents dont les métamorphosesSèment tant de splendeurs sur tes larges couverts.Mais plus heureux que nous, tes hôtes séculairesSentent leur force croître aux nouvelles saisons,Et chaque été, malgré l’orage et ses colères,Les voit se profiler plus haut sur l’horizon.
Ces deux poèmes sont issus de l’ouvrage Les voix profondes ; et si l’ouvrage précédent, L’heure du rêve, contient trop de ces poèmes centrés sur la foi écrit de manière un peu trop élémentaire, Les voix profondes ne lui est pas supérieur malgré cela. L’on ressent beaucoup d’inégalité dans ses poèmes, comme si le temps manquant à Vitte pour qu’il se mît très sérieusement à l’écriture poétique se ressentait. Il n’y a dans sa poésie, que j’estime beaucoup, malheureusement jamais ce sentiment d’excellence continue qui s’intensifie à chaque page, sentiment que j’ai eu le vif agrément de spécifiquement connaître en tournant les pages des livres de poésie d’Édouard Michaud, de Marie Dauguet, d’Auguste Gaud, et d’autres, ou même d’un auteur pas encor présent sur Les rendez-vous du vers, l’excellent poète berrichon Jacques Martel.
Parmi l’ouvrage Les voix profondes, les meilleurs poèmes que je retiendrais, outre les deux cités précédemment, sont In Votis, sorte de Vœu stérile réduit au sonnet ; Pour des auteurs incompris, poème dans lequel s’exprime un regret que les auteurs oubliés le restent ; Pensée d’automne (première partie), qui malgré la foison de poèmes automnaux écrits dans l’histoire, là aussi triomphe par sa sincérité ; Vingt ans après, poème qui « gonfle » au fil des strophes, s’intensifie, disant de mieux en mieux les bonheurs subtils de l'union de celle et celui qui vieillissent ensemble.
Dans L’heure du rêve, les poèmes Les bœufs, Le gros chêne, et Les plus heureux sont les écrits qui me semblent sortir évidemment du lot ; et la strophe terminale autant que conclusive de ce dernier poème qui raconte l’heureuse vie des cochons de ferme, est peut-être celle que l’on peut d’instinct retenir pour résumer la personnalité d’Emmanuel Vitte, poète, chef de famille, catholique, entrepreneur, et... bressan avant toute chose :
Cochons, votre philosophieN’est bonne que pour l’animal,Mais combien d’hommes dans leur vieN’ont pas un plus haut idéal ?
L’on ne connaît qu’environ cent-cinquante poèmes écrits par Emmanuel Vitte, c’est dire si les moments de repos à l’écart de sa vie professionnelle chargée dussent être aussi chers que rares.
Ses ouvrages de poésies ayant été publiés à la fin de sa vie, l’on ne saura pas quels furent ses premiers essais poétiques, ses premiers balbutiements de versification.
De son mariage avec Emma Greffe, Emmanuel Vitte aura six enfants, dont un, Joseph, mourra à la guerre, et en mémoire duquel Emmanuel Vitte écrira deux poèmes, dans une justification du sacrifice pour la patrie bien peu compréhensible, voir gênante, de nos jours. Autre enfant, Jeanne Vitte, sa fille, publiera à l’automne de sa vie des poèmes, dont certains agrestes, difficilement trouvables aujourd’hui.
En conclusion, encore une fois, la tendresse que j’ai pour la poésie d’Emmanuel Vitte procède probablement d’une certaine subjectivité, c’est sans doute le ressenti que l’on a par rapport aux premiers émois, en l’occurrence pour moi, l’émoi agreste, quand avant l’éclosion de celui-ci, toute poésie passée par l’urbanité m’avait laissé tout à fait indifférent.