mardi 6 mai 2025

Emmanuel Vitte • Les laboureurs | Les rendez-vous du vers






Les laboureurs




Emmanuel Vitte





Dès l’aube, dans la plaine où de molles vapeurs
Surnagent vaguement, de rudes laboureurs,
Le long du sillon fauve où la brume se traîne,
Aiguillonnent les bœufs à la fumante haleine.

Et les bœufs, doux et forts, en leur tranquille ardeur,
Cheminent lourdement, ouvrant avec lenteur
La glèbe inerte et nue où germera la graine,
Espoir cher et sacré de la moisson prochaine.

Et laboureurs et bœufs mélangent leur sueur,
Sur le sol fécondé par leur commun labeur,
Tandis que par delà le brouillard, sur leur tête,

Dans la sérénité de l’azur, l’alouette
Déroule à plein gosier son refrain gracieux
Qui monte, monte encore et se perd dans les cieux.

Charles Argentin • Retour des champs | Les rendez-vous du vers






Retour des champs




Charles Argentin





Roulant à l’horizon sans bornes, le soleil
Qui, sans trêve, poursuit sa gigantesque ronde,
Parmi des flamboiements de pourpre et d’or, en l’onde
Enfonce avec lenteur son grand orbe vermeil.

Le ciel crépusculaire, à quelque nef pareil
Allume ses flambeaux qui brillent à la ronde,
Et la lune s’accuse, énorme lampe ronde,
Qui doit du temple obscur éclairer le sommeil.

Voici l’heure sereine où, par les hautes herbes
Quittant les champs, en chœur, les glaneuses superbes
Vont, sous le chaume heureux, savourer le repos.

Et les rires joyeux qui tintent sur leurs lèvres
Se mêlent, dans le soir, au bêlement des chèvres
Que rentrent les bergers au sein de leurs troupeaux.

dimanche 4 mai 2025

Paul Barbier • La batteuse | Les rendez-vous du vers






La batteuse




Paul Barbier





L’aube, de son berceau de roses empourprées,
Ouvre ses beaux regards humides et tremblants
Et jette à pleines mains ses paillettes dorées
Dans le ciel pur semé de légers flocons blancs.
À peine réveillés, les charretiers superbes
Mènent à l’abreuvoir leurs chevaux de labour ;
Et là-bas la batteuse, en attendant les gerbes,
Montre ses dents de fer dans un coin de la cour.
— Allons ! dit le fermier, qui, déjà, voit en rêve
Le grain d’or de son blé se changer en argent ;
À l’ouvrage ! Voici que le soleil se lève.
On aura du bon vin si l’on est diligent ! —
Monstre noir, vomissant à longs flots la fumée,
La puissante machine est à l’œuvre déjà ;
Elle jette dans l’air sa vapeur enflammée
Et siffle en un instant toute la ferme est là.
On monte sur le tas des gerbes qui surplombent.
Chacun est à son poste ; autre coup de sifflet :
Tout branle, tout bruit ; les lourdes gerbes tombent,
Passent de mains en mains comme un léger palet,
Et vont en s’engouffrant dans la batteuse avide.
L’on va, l’on vient, l’on court, l’on danse comme au bal.
― Courage ! Allons ! ce soir, la grange sera vide !
― Attrape ! ― Gare ! ― à toi ! ― C’est un bruit infernal !
Couvrant les travailleurs acharnés à l’ouvrage,
Une poussière blonde au doux reflet vermeil
S’échappe en tourbillon et s’élève en nuage
Dans le ciel radieux où sourit le soleil.
De temps en temps, on voit venir la ménagère,
Sa cruche sous le bras, accorte et souriant :
Tous boivent à la ronde, et, l’âme plus légère,
Reviennent à l’effort de leur labeur vaillant.
Cependant, sans tarir, des flancs de la batteuse
Le grain pur et luisant ruisselle à larges flots,
Et le grenier s’emplit de sacs lourds, charge heureuse
Que les forts paysans apportent sur leur dos.
La nuit tombe déjà sur les plaines désertes :
C’est l’heure du repos et l’on entend toujours
Au-dessus de la ferme, aux fenêtres ouvertes,
Les cris tumultueux et les ronflements sourds.
À la fin, tout se tait entre les portes closes
Et rien ne monte plus au loin sous le ciel pur
Que l’aboiement des chiens inquiets ou moroses
Qui hurlent à la lune en marche dans l’azur !

Étienne Marcenac • Les « luns » | Les rendez-vous du vers







Les « luns »




Étienne Marcenac





Les vieux « luns » à trois becs, à plusieurs étagères,
Étaient les seuls quinquets que nous avions jadis.
À leur faible lueur, le soir, nos ménagères
Préparaient le souper dans nos sombres logis.

Alors, pour les garnir, avec des mèches fines
Que l’on baignait dans l’huile, au fond de leur bassin,
Les pâtres, en gardant dans les sombres ravines,
Coupaient de longs ajoncs qu’ils pelaient brin par brin.

Nos « luns » semblaient parler des temps préhistoriques :
Sans doute ils avaient vu nos aïeux autrefois
S’embrasser, au retour des luttes héroïques,
Qu’ils devaient soutenir sous le drapeau des rois.

Nos « luns » disaient surtout le labeur de nos pères,
La dîme, la corvée et la huche sans pain,
Leur profonde ignorance, ainsi que leurs misères,
Le brigandage armé par les hivers sans fin.

Nos « luns » disaient aussi les lointaines veillées.
Les râteaux que faisait quelque brave bouvier,
Le rouet qui tournait, les grosses quenouillées,
Les châtaignes que l’on pelait à plein panier !

Nos « luns » disaient aussi les contes, les légendes,
Les cercueils qui volaient, le drac, les loups-garous,
L’homme noir qui hurlait, en courant dans les brandes,
Les voix qu’on entendait dans le clos de chez nous.

Les « luns » disaient aussi que dans les nuits funèbres,
Où, tandis que des gens disaient De Profundis,
De leur faible lueur éclairant les ténèbres,
Veillaient les trépassés, tous ceux qui sont partis !

Les « luns » disaient encor la table bien garnie,
Les soirs de la Noël, pour faire réveillon,
Pendant que dans le vent, dans la nuit infinie.
Une cloche égrenait son lointain carillon.

Nos « luns » parlent encor des soirs de mariage
Où, devant un bon lit, au fond de sa maison,
Pour la première fois, Madelon, fille sage,
Sous les yeux d’un époux a défait son jupon.

Les « luns » parlent encor de quelques rares fêtes,
Des soirs de mardi gras et des soirs de moissons,
Des beaux jours de printemps, où garçons et fillettes
Battent joyeusement le miel dans les chaudrons.

À présent quand je vois, au fond d’une chaumière,
Clignoter au plafond un de ces « luns » cornus,
Il me semble toujours que sa faible lumière
Est là qui veille encor des gens qui ne sont plus !

samedi 3 mai 2025

Marie Dauguet • La maison de granit | Les rendez-vous du vers






La maison de granit




Marie Dauguet





La maison de granit qui luit comme du sel,
Rêve, les volets clos, sous un lourd toit de chaume ;
Rien qu’un branle de rouet dans la cuisine, auquel
Font écho les fredons du rucher... — Tout embaume,

Le jasmin de la porte et les fruits du verger,
Les roses s’effeuillant parmi l’herbe fauchée,
Les brugnons mûrissant au long des espaliers
Et, dans un coin, la menthe et l’anis par torchées.

Tout embaume en silence, et les touffes de buis,
Et les œillets là-haut garnissant la faîtière,
Et l’eau sombre qui dort au gouffre vert du puits,
Où tremble un peu d’argent entre deux brins de lierre.