dimanche 1 juin 2025

Emmanuel Vitte : bressan avant toute chose


Mon premier émoi de poésie agreste fut avec le poème Vœu stérile. Dans cet écrit, Emmanuel Vitte évoque, comme bien des poètes attachés au pays natal l’ont fait avant et après lui, la tentation d’un retour, contrarié par le cours des choses. D’un point de vue puriste, l’on peut songer qu’il eût été plus approprié que mes contacts avec ce genre de poésie prissent leur commencement par les meilleures traductions des écrits de Virgile, Théocrite ou Hésiode,  mais si nombre d’excellents poètes du terroir se sont vus ombragés par des noms célèbres, il est fort à parier — et Platon (si ma souvenance est exacte), de son temps, avait décortiqué combien déjà l’entregent et la proximité avec les décideurs étaient cruciaux pour la renommée (il devait se trouver en situation idéale pour ce faire…) — que derrière ces trois grecs célèbres, d’autres poètes agrestes ont dû exister sans que l’on ne retint trop leurs noms.


Dans le même temps, ce Vitte qui me mit le pied l’étrier rustique, par son seul statut de poète méconnu renforce la tendresse que je peux ressentir à ma première lecture, ou plutôt à mon premier enregistrement audio, de Vœu stérile.


Son ouvrage intitulé Les voix profondes m’enchanta de prime abord, enchantement de jeunesse dirons-nous, car j’y revins une deuxième fois avec ennui, puis finalement un équilibre vint m’habiter et me faire porter sur cet ouvrage un jugement plus juste autant que clair.

Les pourfendeurs de routine, les lassés faciles, ne trouveront chez Emmanuel Vitte que choses lues et relues. Les autres, de la pureté.


Comme Henri Pauthier, Emmanuel Vitte mit sa poésie à la périphérie de sa vie professionnelle, familiale, et religieuse. Ses poèmes furent issus de rares moments où évasion et repos se rencontraient.



Seul portrait connu d'Emmanuel Vitte


Intituler de ma part cet article : « Emmanuel Vitte : bressan avant toute chose » semble à première vue une chose dont l’on pourrait discuter, tant il eût semblé de prime abord préférable d’opter pour un titre de cet acabit : « Emmanuel Vitte : poète catholique avant tout ». Mais sa poésie du terroir dégageant une telle supériorité sur ses autres thèmes de prédilection, il m’a toujours semblé que Vitte était d’abord bressan, et que ce terroir qu’il chérissait, ne serait-ce que sous forme de souvenirs d’enfance, ne pouvait qu’être le solide socle de sa vie spirituelle, familiale et entrepreneuriale.


Emmanuel Vitte, né Pierre Emmanuel Vitte, naquit à Cormoz, en pleine Bresse, en 1849, dans la maison photographiée ci-dessous par Google.




Une santé fragile l’éloigna des beautés et profondeurs de sa Bresse. Il partit à Lyon, et après avoir été quelque temps libraire, fonda Librairie Catholique Emmanuel Vitte, entreprise d’édition, librairie et imprimerie catholique d’importance considérable.

En 2013, l’arrière petit-fils d’Emmanuel Vitte, Marc Rochet, publia une étude fondamentale sur La maison Vitte, j’y renvois le lecteur.


Deux ouvrages principaux sont les fruits de la pensée poétique d’Emmanuel Vitte, publiés à l’automne de sa vie : L’heure du rêve, en 1911, et Les voix profondes, en 1917

Dans une note manuscrite extraite des archives familiales par Marc Rochet, le poète et éditeur bressan se décrit en ces termes :


« De mon humble personnalité, il y a peu de chose à dire. J’appartiens à une vieille famille de la Haute-Bresse, qui compte parmi ses ascendant un conseiller au Parlement de Bourgogne, anobli en 1710 (détail inutile à rappeler). Après  d’assez  pauvres  études,  écourtées  par  le  mauvais  état  de  ma  santé,  au Petit  Séminaire  de  Meximieux  (Ain)  et  un  séjour  de  deux années  chez  mes parents,  propriétaires  terriens  trop  peu  cossus  pour  pouvoir  assurer,  sur  place, une position sortable à leur cinq enfants, je dus venir chercher fortune à Lyon, où je débutai dans le commerce de la librairie, puis je fondai la librairie qui porte mon nom et qui dévore tout mon temps, au point de ne me laisser que de très courts  loisirs,  que  je  consacre  volontiers  à  la  poésie.  C’est  sans  doute  à  mon contact  journalier  avec  les  livres  qu’il  faut  attribuer  mon  goût très  vif  pour  la littérature, que de très nombreuses lectures ont fortifié et mûri. De même, de mes origines terriennes et du spectacle des travaux champêtres, au temps de mon enfance et de ma première adolescence, j’ai conservé cet amour de la vie des champs qui transparaît dans beaucoup de mes poésies et ne demande qu’à s’épancher sous ma plume. »


Vœu stérile personnifie donc cet amour de la vie des champs, et contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, le poème ne prends jamais de tournure négative (chose bienvenue tant nombre de poètes dans l’histoire se sont complus jusqu’à la nausée dans la plainte et le pessimisme) ; seul son titre évoque un regret. Dans tout le poème, Emmanuel Vitte semble parcourir sa mémoire, se remettant en tête tout ce qui rythme la vie des rustiques, dans l’hypothèse, le vœu stérile, qu’il la revive lui-même.

N’adoptant pas la strophe au nombre fixe de vers, Vitte semble jetait sur le papier chacun des émois qui l’habitent avec une grande pureté d’évocation.

Ces deux strophes centrales, notamment, poussent à un haut niveau l’idée que l’on peut se faire de l’intimité rustique qui peut subsister chez un exilé :


L’hiver, lorsque la terre a son manteau de neige,
Ou que le sol hargneux, aussi dur que le roc,
Se rebelle et résiste à l’outil qui l’assiège,
Au point que la charrue y briserait son soc,
Les hommes de chez nous vont les mains dans les poches,
Presque honteux de voir leurs bras inoccupés,
Et pendre aux râteliers bêches, sarcloirs et pioches. 
C’est alors que j’aurais plaisir à voir groupés,
Autour de mon foyer, les anciens du village,
Mes amis d’aujourd’hui, mes amis d’autrefois.
Le patois fruste et dru serait notre langage,
On causerait des champs, des hivers, qui, parfois,
Brûlent l’herbe des blés et mettent en péril
Les moissons, des printemps, souvent plus redoutables
Encor que les hivers, lorsqu’un méchant grésil
S’abat subitement sur les bourgeons instables
De la vigne et sur les jeunes fleurs du verger.


Le poème, après avoir fait entrer le lecteur dans une évocation du terroir des plus véraces, se conclut — naturellement pour Emmanuel Vitte — par un besoin de terminaison toute spirituelle et sage :


J’aurais aussi devant les yeux ta face pâle,
O Christ, tes mains, tes pieds cloués, ton cœur ouvert,
Et,sans doute, le bruit de mes pas sur la dalle
Troublerait seul l’écho de ton temple désert.
Car on t’oublie, ô Christ, aux champs comme à la ville,
Un silence ingrat règne autour de tes autels,
Et nous vivons, penchés sur quelque tâche vile
Qui dérobe à nos yeux nos destins immortels.


Un autre des poèmes d’Emmanuel Vitte qu’il me plut jadis d’apprendre par cœur et déclamer avec une grande alacrité est le poème Sous bois. Pour qui a une culture poétique classique ou a écumé la multitude de poèmes sylvestres que pléthore d’écrivains ont avec variété écrit, parfois avec talent, et souvent avec le don de lasser le lecteur tant les descriptions boisées peuvent se ressembler, Sous bois ne saurait peut-être pas révéler de grandes surprises.

J’avoue ne pas savoir objectivement la valeur de ce poème, tant il revêt un émoi particulier à mes sens.

C’est vrai, à le lire, peut-être n’a-t-il rien d’exceptionnel, et sans doute qu’un Léon Duvauchel, né un an avant Emmanuel Vitte, aura suffisamment satisfait tout lecteur à court de chlorophylle par ses évocations forestières puisées entre Compiègne et Saint-Jean-aux-Bois.

Pourtant, la simple coulée de ce poème m’a toujours semblé impeccable ou quasi. Rarement un poème aussi simple qu’un poème purement sylvestre, n’ayant en somme qu’un but visant représentation et évocation, ne m’a paru avoir des strophes s’accordant avec autant évidence. L’auteur ne craint pas la simplicité, et si celle-ci a, dans quelques uns de ses poèmes, ceux les plus religieux, pu parfois lassé en tournant au simplisme, lorsque forêts ou champs sont évoqués, la simplicité de la littérature de Vitte garde toute sa noblesse.

Les antépénultième et la pénultième strophes du poème Sous bois, à mon sens, le montrent bien :


Comme nous, tu connais les printemps pleins de roses,
Et les étés vermeils et les mornes hivers,
Et les automnes lents dont les métamorphoses
Sèment tant de splendeurs sur tes larges couverts.

Mais plus heureux que nous, tes hôtes séculaires
Sentent leur force croître aux nouvelles saisons,
Et chaque été, malgré l’orage et ses colères,
Les voit se profiler plus haut sur l’horizon.


Ces deux poèmes sont issus de l’ouvrage Les voix profondes ; et si l’ouvrage précédent, L’heure du rêve, contient trop de ces poèmes centrés sur la foi écrit de manière un peu trop élémentaire, Les voix profondes ne lui est pas supérieur malgré cela. L’on ressent beaucoup d’inégalité dans ses poèmes, comme si le temps manquant à Vitte pour qu’il se mît très sérieusement à l’écriture poétique se ressentait. Il n’y a dans sa poésie, que j’estime beaucoup, malheureusement jamais ce sentiment d’excellence continue qui s’intensifie à chaque page, sentiment que j’ai eu le vif agrément de spécifiquement connaître en tournant les pages des livres de poésie d’Édouard Michaud, de Marie Dauguet, d’Auguste Gaud, et d’autres, ou même d’un auteur pas encor présent sur Les rendez-vous du vers, l’excellent poète berrichon Jacques Martel.


Parmi l’ouvrage Les voix profondes, les meilleurs poèmes que je retiendrais, outre les deux cités précédemment, sont In Votis, sorte de Vœu stérile réduit au sonnet ; Pour des auteurs incompris, poème dans lequel s’exprime un regret que les auteurs oubliés le restent ; Pensée d’automne (première partie), qui malgré la foison de poèmes automnaux écrits dans l’histoire, là aussi triomphe par sa sincérité ; Vingt ans après, poème qui « gonfle » au fil des strophes, s’intensifie, disant de mieux en mieux les bonheurs subtils de l'union de celle et celui qui vieillissent ensemble.


Dans L’heure du rêve, les poèmes Les bœufs, Le gros chêne, et Les plus heureux sont les écrits qui me semblent sortir évidemment du lot ; et la strophe terminale autant que conclusive de ce dernier poème qui raconte l’heureuse vie des cochons de ferme, est peut-être celle que l’on peut d’instinct retenir pour résumer la personnalité d’Emmanuel Vitte, poète, chef de famille, catholique, entrepreneur, et... bressan avant toute chose :


Cochons, votre philosophie
N’est bonne que pour l’animal,
Mais combien d’hommes dans leur vie
N’ont pas un plus haut idéal ?





L’on ne connaît qu’environ cent-cinquante poèmes écrits par Emmanuel Vitte, c’est dire si les moments de repos à l’écart de sa vie professionnelle chargée dussent être aussi chers que rares.

Ses ouvrages de poésies ayant été publiés à la fin de sa vie, l’on ne saura pas quels furent ses premiers essais poétiques, ses premiers balbutiements de versification.


De son mariage avec Emma Greffe, Emmanuel Vitte aura six enfants, dont un, Joseph, mourra à la guerre, et en mémoire duquel Emmanuel Vitte écrira deux poèmes, dans une justification du sacrifice pour la patrie bien peu compréhensible, voir gênante, de nos jours. Autre enfant, Jeanne Vitte, sa fille, publiera à l’automne de sa vie des poèmes, dont certains agrestes, difficilement trouvables aujourd’hui.


En conclusion, encore une fois, la tendresse que j’ai pour la poésie d’Emmanuel Vitte procède probablement d’une certaine subjectivité, c’est sans doute le ressenti que l’on a par rapport aux premiers émois, en l’occurrence pour moi, l’émoi agreste, quand avant l’éclosion de celui-ci, toute poésie passée par l’urbanité m’avait laissé tout à fait indifférent.



Aurélien Ridon du Mont aux Aigles,
Le 1er juin 2025.

Édouard Michaud • Un arbre | Les rendez-vous du vers






Un arbre




Édouard Michaud





C’est un acacia splendidement monté
Parmi les toits, sous ma fenêtre et que l’été
Lui fasse un vert manteau mouvant ou que l’automne
L’effeuille, feuille à feuille, au ciel fin qui moutonne,
Il élargit mon humble horizon citadin.
Calme, il a l’air d’un roi, mais la brise soudain
Passe, alerte, à travers sa flexible ramure,
Et l’arbre harmonieux se répand et murmure,
Semblable à des flots verts brusquement déliés.
Quand le large vent d’ouest se heurte aux troncs pliés
Et que l’orage au loin a des voix qui s’irritent,
Alors que les oiseaux par vols directs s’abritent,
Je l’ai vu se cabrant, battu d’averse, et fort
Et souple, tenir tête au vent fougueux qui tord.
Et comme il était beau dans cette lutte, athlète
Dont la face ruisselle et dont le flanc halète,
Mais qui, sachant autant se soustraire qu’oser,
Peut subir l’ouragan sans en être brisé !
Et je l’aime surtout par les soirs lents et vastes
À l’heure où constellé d’éclaboussures chastes
Qui sont l’éveil léger d’astres prêts à surgir,
Il dresse sur la ville enfin lasse d’agir
Et qui, spirituelle, à rêver se hasarde,
Un front d’or où le jour, traqué d’ombre, s’attarde.

Léonce Depont • Aux champs | Les rendez-vous du vers






Aux champs




Léonce Depont





Toi devant qui l’Orgueil lui-même s’agenouille,
Fraîche apparition dans le plus doux tableau ;
Toi qui passes, le soir, venant de puiser l’eau,
Conduisant tes brebis ou filant ta quenouille ;

Enfant, cache ta vie, afin que rien ne brouille
Ton miroir, pour que, blanche ainsi qu’en ton berceau,
Tu conserves, le front marqué d’un noble sceau,
Ton âme sans désirs, ton aiguille sans rouille.

Ne possèdes-tu pas un corps robuste et sain,
Des ruches, où s’abat plus d’un bruyant essaim ;
Un verger, dont les fruits tombent comme une manne ;

Et, pour l’humble rêveur, toujours déshérité,
Avec le charme pur qui de ta grâce émane,
Un fier sourire empreint de sereine bonté !

vendredi 23 mai 2025

Aurélien Ridon du Mont aux Aigles • La minute orageuse | Les rendez-vous du vers





« La minute orageuse », poème n°2 de mon ouvrage n°10. 1350ème poème publiable.





La minute orageuse




Aurélien Ridon du Mont aux Aigles





Les orages qu’un ciel très noir annonçait vinrent,
Et parmi les bovins, les plus vieux reniflaient
Les airs moites, fiévreux et mutiques qui tinrent
À rendre plus absents le merle et ses sifflets.

Et vous fûtes, vous, bœufs, verbeux, la bave au mufle,
Habités de récits qu’en vain vous meugliez.
Puis quand le pétrichor prit quelque odeur de truffe,
Vous regoûtiez le foin humide au doublier.

La minute orageuse, on ne voulut la peindre,
Pas plus du reste que le succulent retour
Des chants de l’avifaune excités par les moindres
Danses de toupillons séchant aux vents du jour.

vendredi 9 mai 2025

Auguste Gaud • Les mendiants | Les rendez-vous du vers






Les mendiants




Auguste Gaud





Le soleil lentement derrière la colline,
Tel qu’un disque sanglant, à l’horizon décline.
On entend, dans le val, les appels du berger,
Et, de troublants parfums flottent dans l’air léger,
C’est l’heure où, sur les champs, tombe le crépuscule,
Dans les sentiers ombreux où la brise circule,
Vers la ferme l’on voit revenir les troupeaux.
Dans le creux des fossés s’éveillent les crapauds.
Assis en rond, autour d’un feu clair de branchages,
Les mendiants qui vont courir, par les villages,
Pour le repas du soir, déjà sont rassemblés.
La chanson des grillons vibre encore dans les blés,
Tandis qu’au firmament une étoile s’allume…

Ils sont tristes, leur cœur est rempli d’amertume.
Les paysans sont durs envers les vagabonds ;
Et ce n’est point pour eux, que leurs champs sont féconds !
Aussi, les loqueteux, une écume à la bouche,
Pâles, les poings crispés et le regard farouche,
Vomissent leur rancœur sur la société,
Dans la calme splendeur de ce beau soir d’été.