mardi 23 décembre 2025

Francis Yard • Le batteur de faux | Les rendez-vous du vers






Le batteur de faux




Francis Yard





Le matin frais et pur scintille de rosée.
Le faucheur s’est assis, une bouteille en main,
Sous l’aubépine creuse au bord du vieux chemin ;
Sa faux, humide encor, est près de lui posée.

Il vide un dernier verre. Et, dans ses poings velus,
Prend l’enclume d’acier qu’il dresse et qu’il regarde ;
Deux spirales de fer lui font comme une garde
Pour la maintenir droite au versant du talus.

De sa manche il l’essuie et la tâte du pouce,
Puis l’enfonce dans terre entre ses deux genoux,
Et sur le bel outil, poli, brillant et doux,
Il ajuste la faux dont le tranchant s’émousse.

Le petit coup rythmique et sec du marteau dur,
D’un bout à l’autre de l’outil couleur d’aurore
Tape et refait le fil de la lame sonore
Qui passe à coups d’éclairs et rase le blé mur.

Quand le marteau se tait, la bouteille pansue,
Dont le flanc rebondi parmi l’herbe est couché,
S’incline et fait glou glou du goulot débouché ;
Le vieux faucheur a soif ; il boit, s’essuie et sue.

Emmanuel Vitte • In votis | Les rendez-vous du vers






In votis




Emmanuel Vitte





Souvent, las des rumeurs confuses de la ville,
Et des sauvages cris de ses chars trépidants ;
Las de voir s’agiter une foule servile,
Aux frivoles désirs, aux gestes discordants ;

Las du labeur ardu et peut-être infertile,
Que n’auréolent plus les espoirs triomphants,
Je rêve d’un hameau solitaire et tranquille,
Et de blanches maisons éparses dans les champs.

Oh ! par la route ancienne, avec amour suivie,
Je voudrais m’en aller vers la paix que j’envie,
Et revoir les foyers où j’aimais à m’asseoir.

Je voudrais m’en aller vers la terre de Bresse,
Où plus d’un coeur encor garde quelque tendresse
A l’exilé sur qui descend l’ombre du soir.

samedi 20 décembre 2025

René Darpentigny • Le vieux moulin | Les rendez-vous du vers






Le vieux moulin




René Darpentigny





À l’ados du cotil que rougit l’herbe morte,
Le moulin dresse encor son pignon délabré :
Entre les murs croulants, la toiture a sombré ;
Les derniers vents d’automne ont arraché la porte.

Dans la chambre, où tournait la meule la plus forte,
On loge maintenant le fourrage du pré.
La roue, au noir bâti qui pend désemparé,
Subit en gémissant l’assaut de l’onde torte.

Le barrage a cédé sous la masse des eaux
Et le bief, a demi comblé par les roseaux,
Laisse échapper partout l’écumante éclusée...

... Il ne redira plus son allègre « Tic-Tac »
Répété par l’écho de la côte boisée,
Le Moulin qui s’en va, rongé par le ressac.

jeudi 18 décembre 2025

Alfred Descarries • La table rustique | Les rendez-vous du vers






La table rustique




Alfred Descarries





Combien se sont assis à cette vieille table
Où fume le repas frugal du laboureur,
Depuis le jour lointain où l’aïeul vénérable
Pour la faire abattait le chêne le meilleur.

En la voyant il songe à la première agape :
De la cave on avait tiré le meilleur vin,
Les grands plats reluisaient sur la plus belle nappe
Et l'on vidait son verre entre chaque refrain !

Bien vite a fui le temps, nombreuse est la famille,
Le grand père sourit à ses petits enfants,
Il a peine à manger de sa main qui vacille
Mais la table résiste à l'usage des ans !

On se lègue de père en fils cette relique,
Comme on lègue un trésor à la postérité !
Heureux qui peut s'asseoir à la table rustique
Où l'ancêtre disait son benedicite !

samedi 6 décembre 2025

Édouard Michaud • Vieux pont | Les rendez-vous du vers






Vieux pont




Édouard Michaud





Le vieux pont dans le soir, affaissé sur ses arches,
Rêve, touché de brise où flotte une odeur d’eau.
La cathédrale le domine et tend le dos
Au soleil qui frémit sur la Vienne qui marche.

L’heure est divine. Un battoir sonne. Des plongeons
Claquent au flot du large où le poisson émerge,
Et dans le calme d’or qu’il bat de plume vierge
Passe au ciel délicat un vol lent de pigeons.

Contre le parapet, avec les jours plus fruste,
Un pêcheur suit de l’œil le fil mince, le buste
Tout assailli de giroflée et de brins verts ;

Et soudain, pur collier qu’un doigt brusque éparpille,
Multiplié par toi d’échos furtifs et clairs,
Bondit et court, ô pont, heurtant et peuplant l’air,

Un rire frais, éperdument, de jeune fille.